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Regard d'un journaliste: Plongée dans les nuits chaudes de Tana

10 février 2015, 13:36

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Regard d'un journaliste: Plongée dans les nuits chaudes de Tana
Sur les trottoirs de Tana, ce vendredi, une danse particulière : des centaines de sinistrés du cyclone Chedza se disputent, presque au ralenti, quelques maigres sacs de riz et quelques tentes de fortune. Ils viendront, comme après chaque aléa, grossir le lot des sinistrés de la vie qui ont pris en otage la capitale malgache depuis des décennies. Balade au bout de la nuit, pour découvrir une facette de Tana, pour être, comme dirait l’autre, plus près des jetables que des notables..
 
C’est une longue et douloureuse histoire qui se poursuit. Avec, hélas, aucune embellie à l’horizon. Pillages sauvages dans le sillage de l’esclavage, parcours de décolonisation qui a pris fin dans un bain de sang, rixes politiques permanentes entre factions rivales, mauvaise gouvernance ininterrompue, coups d’État et relations civilo-militaires incestueuses, présidents autoproclamés, croyances ancestrales désuètes, hiérarchie des castes et catastrophes naturelles achèvent de manière durable la Grande Ile – une terre immensément riche en ressources naturelles. Que d’aucuns exploitent sans pudeur aucune.
 
C’est visible : la pauvreté gagne le peu de terrain qu’il lui reste à prendre. Pour survivre, le bon peuple est prêt à tout. Les filles et les femmes surtout – qui pour subvenir aux besoins de leurs proches satisfont ceux des étrangers en quête d’un peu de débauche. Aux abords des hôtels de Tana, elles espèrent trouver, le temps de quelques passes, un peu de sous de survie, ou un semblant d’issue à leur vie aux horizons bouchés. Eux, principalement des businessmen et touristes, recherchent, le temps d’une nuit ou deux, de l’exotisme, ou réaliser des fantasmes impossibles chez eux...
 
L’économie roule ainsi : dans toute société, aussi complexe et pénible soit-elle, certains esprits malins savent tirer des profits de la situation. Ils ont compris le filon : fabriquer et vendre une vie «underground», artificielle, dénudée de morale (donc pas forcément immorale), comparable à celles de Bangkok, Kinshasa, Amsterdam ou Montréal. Une vie, ou plutôt des bribes de vie, où la souffrance humaine s’exhibe sous d’autres formes, où la légèreté prend, enfin, le pas sur la fatalité ambiante qui étouffe les jeunes qui rêvent d’un destin meilleur. Des bouts de vie où l’argent, qui remplace les armes de fortune des braqueurs de rue, rend un sourire factice aux lèvres teintées d’autres couleurs que du gris. Des morceaux éclatés de vie où des filles-péi dansent sous des lumières néon comme pour tromper l’ennui, ou se donner une autre vie moins triste à porter, du moins en apparence, comme dans les clips ‘bling-bling’ de Snoop Dog ou Niky Minaj. Mais au bout de la nuit, au-delà des apparences de danseuse, c’est surtout après l’argent qu’elles courent...
 
***
Je quitte un cossu hôtel, juste après minuit, après un copieux dîner chez un ami, industriel, témoin discret des scènes de vie à Madagascar. On m’a filé les «bonnes» adresses mais on m’a prévenu : fais pas ceci, fais cela, et surtout n’y va pas seul. Je n’ai que faire de leurs consignes. J’y vais au feeling. Je ne connais peut-être pas Tana comme ma poche, mais la ville et ses pièges me sont familiers.
 
Attablées, elles attendent que les proies s’approchent.
 
Le pas pressé, j’évite les familles qui dorment sous des bouts de plastique. Comme je ne peux pas les enjamber, je marche sur la rue, éventrée à perpétuité. Je tombe sur un militaire, avec son fusil d’assaut. Il me siffle. Mes vêtements et ma démarche m’ont trahi. Je le regarde, amusé. Il me hèle : «hey toi là, où tu vas comme ça, tu as ton passeport ?». Heureusement que je le porte toujours sur moi. Il l’inspecte, tourne les pages dans l’obscurité comme s’il pouvait lire sans lampe de poche, et puis se décide à me laisser partir, non sans avoir réclamé et obtenu le stylo qui scintillait dans ma poche. Ce banal stylo m’évite de lui donner un peu de mon argent, et d’économiser quelques heures de négociation avec ce digne représentant de l’ordre. Je vais au «9» (ndlr : nous avons modifié les noms véritables), la boîte à «jolies» filles qui fait fureur actuellement. Le militaire sourit, avec complicité et un brin de sadisme. Je poursuis ma route... jusqu’au bar à filles, rempli à ras bord.

«Tout est permis»

Au bout d’un escalier sombre, de la musique hiphop. Les étrangers sont reçus comme des rois – ce sont les investisseurs d’un soir. Il y a même un tapis rouge. Il faut les retenir, car ils peuvent aller ailleurs. Dès les premiers pas, une armée de filles, les unes plus maquillées que les autres, vous dévisagent. Certaines vous déshabillent du regard, d’autres se déhanchent autour des pôles, histoire de se faire remarquer. Le ratio est le suivant : 20 filles pour un mec. Et avec quelque Rs 1 500, celui-ci peut se faire chouchouter pendant et après la soirée. «Tout est permis», me souffle dans l’oreille une femme...
 
Je m’y échappe de justesse. J’ai payé une bière à l’une d’entre elles pour «cause causer», mais toutes ses amies se sont rappliquées. Impossible de discuter en tête-à-tête.
 
Je fonce vers «Marilyn». Au bar, le propriétaire en personne, qui s’appelle Rocco. Il est Français, il se rase les sourcils, et s’avère très avenant. Rocco se présente comme l’ami qui veut du bien aux étrangers de passage. Il a arrêté de faire des pizzas pour créer un véritable bar de rêves érotiques pour touristes en mal d’exotisme. Sa boîte à filles regorge de plantes les unes plus plantureuses que les autres, triées sur le volet. Il a aussi un serpent qui dort dans une cage, et qui se nourrit de poules vivantes, à l’image de ces sexagénaires de France qui paient des bières aux fillettes qui s’accrochent à eux. «C’est pas joli joli tout ça», me dit l’un d’eux, qui me dévisage de la tête aux pieds, comme si j’étais moi aussi à vendre. «Non, je ne suis pas gai, mon ami, je ne fais que passer ma route»...
 
L’alcool coule à flots. Les touristes sont partout. Il y a des Chinois, des Indiens, des Européens surtout, des Africains aussi, et bien sûr quelques Mauriciens qui détournent, souvent, le regard quand ils croisent l’un de leurs compatriotes. Parmi eux, deux hommes d’affaires, très discrets à Maurice, mais qui «se laissent aller» aussitôt les affaires bouclées à Tana... «Les filles sont de plus en plus nombreuses, de plus en plus jeunes, et les boîtes sont de mieux en mieux organisées avec des antichambres, des pièces à l’étage, ou des chauffeurs prêts à vous conduire à votre hôtel... ».
 
Il est deux heures du matin. On se dirige vers la «Suite 109», une boîte huppée, futuriste. À l’intérieur beaucoup sont des «étudiantes» à l’université, qui sont ici pour se faire un peu de sous, car après les études, il n’y a rien.... Samantha fait un «master en économie», me raconte-t-elle. Elle ne me parle pas de Thomas Piketty, encore moins de l’énième changement de gouvernement et de l’appauvrissement du peuple malgache, mais de son enfant «malade», pour lequel elle est obligée de «travailler». Cela fait six ans qu’elle travaille, et elle ne voit aucune lumière au bout du tunnel. Elle me propose un «massage». Je lui laisse ma carte de visite et une bouteille d’eau fraîche. Je préfère un texte sur l’économie, lui dis-je et un massage d’une vraie masseuse...Cette réponse la perturbe. Elle me regarde comme si je l’avais insultée. Pourtant, je ne souhaite que son bien. Mais au fond personne ne peut vraiment se mettre à sa place, encore moins moi...
 
par Sami LEE (journaliste itinérant)

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