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Roukaya Kasenally: «À Maurice, le niveau de l’inculture politique est très élevé»
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Roukaya Kasenally: «À Maurice, le niveau de l’inculture politique est très élevé»

Le Dr Roukaya Kasenally est chargée de cours à l’université de Maurice. Avec deux de ses collègues, elle a fondé le Mauritius Society Renewal (MSR). Elle fait part de ses observations sur l’évolution de la société mauricienne et fait des propositions pour encourager l’engagement citoyen.
Avec deux de vos collègues universitaires, vous avez lancé la plateforme MSR. Pourquoi cette initiative?
Il faut situer notre démarche dans le sillage des 50 ans de l’Indépendance de Maurice. C’est un moment très important dans l’évolution du pays. À cinquante ans, une nation est censée avoir atteint une maturité politique, économique et sociale. Il faut une réflexion sur le type de société dans laquelle les citoyens souhaitent vivre. Sheila Bunwaree, Manisha Dookhony et moi sommes complémentaires sur le plan des idées. En tant que citoyennes, nous voulons être actrices du changement. C’est cela la raison d’être du MSR.
Pouvez-vous définir davantage le MSR ?
Le MSR est un think tank national et une plateforme d’action. Le moment est venu d’agir. Aujourd’hui, il y a un besoin de changement. Les gens parlent en privé, mais l’action en public ne suit pas. C’est le devoir collectif des citoyens, surtout des intellectuels, d’être acteurs du changement. Nous souhaitons voir émerger une plateforme nationale pour développer une action collective avec des projets spécifiques au centre desquels nous mettons le citoyen.
Est-ce pour susciter un renouvellement sociétal ?
Il est important d’avoir un renouvellement du système mauricien. En ce moment, sur le plan politique, c’est blanc bonnet, bonnet blanc. Il y tout le temps des alliances. Et maintenant, des dynasties s’installent. Socialement, on se dirige vers une crise, la corruption est omniprésente et je vois tous les signes d’une société kleptocratique en devenir ! Notre modèle économique, lui, montre ses limites. Les perspectives sont restreintes. Avec les Smart Cities et les Property Development Schemes, nous convertissons nos terres agricoles pour réaliser des projets d’urbanisation où le béton prédomine.
Peut-on dire que vous avez une vision pessimiste ?
Je vois de nombreux problèmes de société, mais les décisions procèdent par une approche verticale. Aujourd’hui, on vous dit Government is government, Government decides. Ce n’est pas de la démocratie, c’est une posture d’autocrate. Dans une démocratie, on ne marginalise pas les citoyens.
Quelle est votre avis sur le leadership dominant à Maurice ?
Le leadership à Maurice est dynastique, autocrate et sans esprit d’ouverture. Il y a une désaffection de la population qui dit que les politiciens sont tous les mêmes. Le MSR veut promouvoir le leadership éthique, intègre et propre. Le Mauricien moyen doit avoir des repères. Un leader éthique est une personne intègre qui adopte une posture de dialogue invitant au partage de la connaissance et s’éloigne de la top-down approach.
Pourquoi cette remise en question du leadership actuel?
En ce moment, le citoyen a soif de se faire entendre. On le constate sur les réseaux sociaux et sur les ondes des radios privées. On note de la colère, de la désillusion. Donc, c’est le moment propice pour développer le leadership éthique.
Qu’est-ce qui explique cette colère ?
On a le sentiment qu’il y a, dans le pays, un niveau de corruption sans précédent. Pourtant, l’actuel gouvernement s’est fait élire sur une promesse de nettoyer le pays. Le peuple a été très vite désenchanté.
Mais pourquoi le citoyen est-il réticent à s’engager ?
Le clientélisme a tué l’engagement citoyen. Il faut donner au citoyen la considération qu’il mérite. À Maurice, le niveau de l’inculture politique est très élevé. Une récente étude réalisée par l’Institute of Social Development and Peace a révélé que la majorité de ceux interrogés ignorent le fonctionnement du Parlement et ne connaissent pas la signification de la réforme électorale ou le rôle des institutions. Il faut savoir qu’un citoyen politiquement éduqué est moins susceptible d’être influencé par des pratiques clientélistes. Ses attentes sont plus programmatiques. Il réclame des projets de société.
Comment comptez-vous promouvoir l’éducation citoyenne ?
Pour assurer la sensibilisation des citoyens, nous organiserons des ateliers de travail décentralisées. Nous ferons connaître la Constitution du pays aux Mauriciens, ainsi que le rôle des institutions. Nous prendrons également avantage des avancées technologiques. Rappelez-vous le rôle des nouvelles technologies dans les récents bouleversements politiques comme le printemps arabe. Nous comptons aussi encourager la diaspora à participer à nos réflexions.
Le MSR pourrait-il devenir un parti politique ?
Pour le moment, le MSR veut contribuer à un renouveau. S’il doit devenir un parti politique, qu’il le soit. Mais, il n’y a aucune obligation à cela. Notre idée est de créer une plateforme qui développera des structures afin d’ouvrir, à tout le monde, des débats qui restent en circuit fermé. Prenons, par exemple, la conversion des terres agricoles. Les planteurs s’en plaignent, on a un problème de sécurité alimentaire. Maurice importe 80 % de sa consommation en légumes, c’est choquant ! Il est impératif qu’on développe une culture de débat et que le citoyen se sente concerné et connecté !
«Dans une démocratie, on ne marginalise pas les citoyens.»
N’est-ce pas le rôle de l’université de lancer de tels débats ?
Il y a des initiatives à différents niveaux. Souvent, ces débats ne sont pas portés en public. Partout dans le monde, les campus ont toujours été des foyers du changement. Je m’inspire de feu Pr Edward Saïd, universitaire américain né en Palestine, pour dire que le rôle et la responsabilité de l’université est de susciter des débats au niveau national. Hélas, à Maurice, l’université ne parvient pas toujours à porter, dans l’espace public, les grandes idées novatrices.
Qu’est-ce qui explique cette incapacité ?
L’université organise toujours des débats publics, mais peu de personnes y participent. Par manque de curiosité et peut-être dû à une certaine paresse intellectuelle, les étudiants n’y viennent pas. Il faut reconnaître que notre société est devenue une société d’acquis. Les jeunes ont droit à l’éducation et au transport gratuit. On demande un minimum d’efforts aux étudiants alors qu’on aurait dû leur apprendre que c’est quand on persévère dans l’effort qu’on avance. Notre système éducatif n’incite pas à l’effort.
Pourtant, il y a eu des reformes éducatives ces dernières années…
Les réformes faites ressemblent à un colmatage. On ne s’est pas attaqué au fond du problème. Prenons un exemple : la formation des profs. On ne peut pas dire qu’aujourd’hui tous les enseignants sont avertis des thématiques de changement en économie, en sciences ou en histoire. Ils n’ont pas été formés pour préparer les élèves aux changements en cours dans la société. L’éducation est un continuum pour développer les capacités des étudiants afin de leur permettre de s’épanouir dans une société en mutation. Maurice est une île et nos étudiants doivent être formés afin de pouvoir travailler à l’étranger. Il fait revoir tout le système avec une attention particulière pour la formation des maîtres, le contenu des programmes d’études et l’innovation.
«Le leadership à Maurice est dynastique, autocrate et sans esprit d’ouverture.»
Spécialiste des médias et démocrate engagée
<p>Le Dr Roukaya Kasenally, Senior Lecturer en journalisme et science politique à l’université de Maurice, est conseillère principale pour le développement des médias à l’African Media Initiative. Elle milite pour l’approfondissement de la démocratie et a longtemps travaillé comme consultante en Afrique pour plusieurs organisations internationales et panafricaines. Depuis juillet 2015, elle est membre du conseil d’administration de l’Electoral Institute for Sustainable Democracy in Africa. Boursière à la National Endowment for Democracy (Washington DC) et à la Stanford University, Roukaya Kasenally a coécrit plusieurs publications traitant des médias et de la démocratie. </p>
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