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Descendants d’esclaves: des témoignages qui font voler en éclat les lieux communs
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Descendants d’esclaves: des témoignages qui font voler en éclat les lieux communs

Les premiers témoignages sous la nouvelle direction de la Commission Justice et Vérité confirment déjà une vérité connue mais pas assumée.
Lors de la première audience de l’année 2010 de la Commission Justice et Vérité au Morne, le mercredi 13 janvier, la déposition de Marie Yola Argot-Nayekoo a été entendue. Pour cette jeune femme, d’origine mauricienne, vivant en France et passionnée de généalogie et d’histoire, les déplacements forcés de nombreuses familles de Trou Chenille et de l’Embrasure font partie de ces injustices au temps de l’esclavage et de l’engagisme. «Les familles de Trou Chenille m’ont ainsi fait part de leurs témoignages pour que la vérité soit établie et que justice soit faite», affirme Marie Yola Argot-Nayekoo.
La démarche de cette dernière a été soutenue par les témoignages de Noel Donice, Marie Anne Marguerite Dony, et Marga Larusée, tous originaires de Trou Chenille. Dans leur langue maternelle, ces rescapés de déplacements forcés au Morne ont ému plus d’uns et ont raconté une île Maurice d’un autre temps où l’injustice sociale était tout à fait normale.
La vie au village de Trou Chenille
Sur la base de divers témoignages, Marie Yola Argot-Nayekoo parle du village de Trou Chenille et de ses habitants.
«On peut dire que les habitants du Morne ont traîné derrière eux jusqu’à récemment une réputation assez négative, mais cela fait aussi partie de l’héritage laissé par leurs ancêtres, esclaves venus d’Afrique ou de Madagascar et parfois d’Asie du sud-est. Ces mêmes esclaves habitaient donc le village de Trou Chenille sur le flanc sud de la montagne, faisant face à la mer et à l’îlot Fourneaux. Trou Chenille est un des premiers villages d’esclaves et d’anciens esclaves. La vie y était douce, bien que sans électricité ni eau courante, les gens menaient une vie simple mais heureuse. Le village se situait entre mer et montagne. Pour la plupart pêcheurs, les habitants vivaient d’auto-subsistance. Ils chassaient les singes, lièvres, sangliers, et tangues. Il y avait aussi des charbonniers, des laboureurs. Certains coupaient ou ramassaient l’arbre filao pour en faire de petits paquets qui étaient ensuite amenés sur des bateaux à voile pour être revendus en ville. Les habitants nourrissaient leurs animaux de basse-cour : oies, poules, canards, cabris. Et cultivaient la terre pour leurs propres besoins : maïs, taro (songes), manioc, patates douces, pommes d’amour, piment et autres. Une partie des habitants travaillait néanmoins pour l’établissement de la famille Cambier.
Bien que libres, les descendants d’esclaves de Trou Chenille devaient respect au «Missié», au propriétaire terrien local. Ainsi, ils n’avaient pas le droit de lui répondre, et devaient dire «oui» à tout ce qu’il disait sous peine d’être battus ou licenciés sans aucune raison. Les villageois n’avaient pas le droit d’allumer un feu de bois à la nuit tombée.
Ils utilisaient alors de petites lampes faites de  boîtes en fer avec une mèche au milieu, trempée de pétrole, pour s’éclairer.
Le principal loisir des villageois de Trou Chenille était l’organisation de nuits de séga : généralement le samedi soir. Il s’agit de ce qu’on appellerait aujourd’hui le séga typique : ils chantaient et dansaient toute la nuit au son du tambour et d’un autre instrument appelé bom. Il s’agit d’un instrument à corde rudimentaire d’origine africaine, constitué d’un morceau de bambou tendu en arc par une corde et relié à une noix de coco séchée et vidée servant de caisse de résonance. Ces nuits de séga étaient renommées et les villageois des régions avoisinantes comme Petite Rivière Noire, Case Noyale ou encore Chamarel, n’hésitaient pas à faire le déplacement à pieds pour y participer.
Pendant ces nuits, on mangeait et buvait le tilambik, baka et le kalou qui sont des alcools que les villageois fabriquaient artisanalement. La technique de fabrication se transmettait de «parents à enfants».
Les déplacements forcés
Marie Yola Argot-Nayekoo continue sa narration pour en venir à ce qui lui paraît comme une grande injustice.
«En 1945, la famille Cambier décide de chasser les villageois de Trou Chenille pour en faire un pâturage pour ses animaux.
Ces mêmes villageois avaient occupé ces terres depuis des générations et des générations mais ont été contraints de partir sous la pression et les menaces de la famille Cambier. La question qui se pose ici est: à qui appartient Trou Chenille? La famille Cambier estime que cette terre est la sienne tandis que les villageois affirment que leurs ancêtres ont toujours vécu là, depuis des décennies et que, par conséquent, ce terrain leur revient de droit.
Ces descendants d’esclaves ont donc été contraints de quitter leurs habitations et de déménager vers l’Embrasure, pour la plupart. Un délai leur avait été donné, le temps de reconstruire une nouvelle petite maison avec les moyens qu’ils pouvaient trouver à ce moment là. Aucun dédommagement ne leur a été versé pour quitter la terre de leurs ancêtres. Ce fut donc le premier déplacement forcé des villageois de Trou Chenille.
Le deuxième déplacement forcé à eu lieu 20 ans plus tard, après le cyclone Carol en 1960. Les habitants de Trou Chenille s’étaient donc installés à l’Embrasure, des deux côtés de la route royale. L’installation à l’Embrasure a posé problème notamment aux pêcheurs qui se retrouvaient à présent beaucoup plus loin de la mer. C’est après le passage du cyclone Carol, dans les années 1960, qu’il a été demandé aux villageois de quitter une nouvelle fois leurs maisons dévastées pour aller s’installer plus loin, sur des terres libres du gouvernement au village du Morne actuel. En fait, M.Cambier avait surtout besoin de ses terres pour établir une chasse et planter de la canne à sucre qui lui assureraient des revenus. Dès le déplacement des villageois effectué, il a mis des barrières et des fils de fer  pour délimiter son terrain. Et l’accès fut complètement interdit à quiconque.
Si à l’époque aucune famille ne s’est rebellée contre ce déplacement forcé, c’est avant tout parce qu’ils craignaient la famille Cambier.  Il faut rappeler que certains villageois travaillaient pour cette famille et en étaient, par conséquent, dépendants. Par ailleurs, depuis l’époque de l’esclavage, on leur a toujours dit qu’il fallait respecter et se courber devant les descendants de colons. C’est donc sans se battre et impuissants qu’ils ont abandonné leur village. On leur a dit qu’on écraserait leurs maisons à coups de bulldozers s’ils ne partaient pas», raconte Marie Yola Argot-Nayekoo.
Ce que Trou Chenille et tout ce coin représentent pour les descendants d’esclaves
«Trou Chenille est un village historique. Aujourd’hui encore, nous pouvons y trouver les vestiges des maisons. Malheureusement, l’accès au village est interdit à ses anciens occupants. Les habitants de Trou Chenille ont perdu tout droit d’occupation sur ce qui avait été autrefois leur territoire. On leur refuse tout accès», témoigne Marie Yola Argot-Nayekoo.
Pour ces habitants descendants d’esclaves, il s’agit d’un site sacré, il ne s’agit pas ici seulement de folklore comme on peut l’entendre quelques fois, mais Trou Chenille est profondément lié à leurs origines et leur identité propre.
Comme leurs ancêtres esclaves autrefois, ils sont en quête aujourd’hui d’une certaine liberté et veulent lutter contre l’oppression. Ils veulent tout simplement la justice.
Les villageois ont un rapport très intime avec la montagne du Morne. C’est le lieu de leur enfance, là où leurs parents et grands-parents ont pu leur conter des histoires sur leurs ancêtres. Ce village symbolise une façon de vivre de l’époque. La tradition orale, les coutumes de ses habitants que l’on ne trouve pas ailleurs à Maurice sont l’héritage que leur ont laissé leurs ancêtres esclaves. Si nous leur retirons cela, il ne restera plus rien, on leur enlève leur identité.
«Nous souhaitons une réparation pour les préjudices subis. Nous souhaitons que Trou Chenille soit accessible librement aux familles qui y ont autrefois résidé et que des arpents de terre leur soit rétrocédés» ajoute Marie Yola Argot-Nayekoo.
 
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