Publicité

Issa Asgarally : «Les anciennes colonies célèbrent-elles le colonialisme ?»

29 juillet 2010, 04:17

Par

Partager cet article

Facebook X WhatsApp

lexpress.mu | Toute l'actualité de l'île Maurice en temps réel.

? Vous vous êtes fendu d’une lettre ouverte au ministre de la Culture pour dénoncer les célébrations du bicentenaire de 1810. Croyez-vous qu’elles seront boudées ?

Je ne sais pas, je l’espère. Les gens sont parfaitement libres de faire ce qu’ils veulent.

Mais c’est notre droit et notre devoir, à J.M.G. Le Clézio et moi, de questionner le fondement, la légitimité d’une telle commémoration. Comprenons bien : c’est une bataille qu’on célèbre. Cela dit, même si nous ne sommes que deux, cela ne nous gêne nullement.

Ce n’est pas toujours le nombre qui compte. Mais je peux vous assurer que nous sommes bien plus que deux !

? N’avons-nous rien à voir avec une bataille, célèbre dit-on, alors qu’elle a eu lieu à Maurice ?

Absolument rien à voir, sauf pour les amateurs de guerre qui feraient mieux de se rendre en Afghanistan pour voir la guerre grandeur nature et, s’ils sont friands de poursuites navales, près des côtes de la Somalie ! Au fond, ces célébrations sont un révélateur, au sens photographique du terme, d’un autre visage de l’île Maurice. Ou plutôt d’une île Maurice à deux visages.

Voyez, on est indépendantiste le 12 mars et profondément colonisé en commémorant le bicentenaire de la bataille de Vieux Grand-Port. On est esclavagiste à Grand-Port et abolitionniste chaque 1er février…

Faudrait voir auquel de ces visages faire correspondre la nature profonde de Maurice.

? C’est aussi la figure de Napoléon qui s’inscrit en filigrane qui vous gêne…

La figure de Napoléon est plus que gênante bien entendu !

Il faut connaître l’histoire. Alors même qu’on a institué la Commission Justice et Vérité, on célèbre la seule victoire navale de celui qui a rétabli l’esclavage dès 1802, ce qui a rassuré les colons qui n’avaient pas appliqué les décrets abolitionnistes de 1794. Je note avec surprise que l’Egypte, pillée et martyrisée par Napoléon lors de sa fameuse campagne militaire s’étendant de 1798 à 1799, s’associe aux célébrations de la bataille de Grand-Port ! Est-ce que son représentant à Maurice croit que c’est une nouvelle foire commerciale ?

? Pour autant, la bataille de Grand-Port fait partie de l’histoire mauricienne, non ?

De l’histoire coloniale, pour être précis. Et même là, elle n’a aucune importance, car elle n’a rien changé à cette histoire-là, sinon de retarder de quelques mois l’arrivée du nouveau colonisateur. Avec 522 morts à la clef.

? Diriez-vous qu’on commémore tout et n’importe quoi dès lors que quelques pages ont été écrites sur un évènement ?

Il y a aujourd’hui une frénésie commémorative sans que cela ne procède d’une réflexion critique sur le sens et la portée de la commémoration. On limite, qui plus est, la commémoration à un lieu physique tout en parlant de «lieux de mémoire» alors que l’inventeur de ce terme, Pierre Nora, l’entend à tous les sens du mot, «du plus matériel et concret au plus abstrait et intellectuellement construit, du haut lieu à sacralité institutionnelle, le Panthéon, à l’humble manuel de nos enfances républicaines». Ainsi, le devoir de mémoire peut s’affranchir d’un lieu pour célébrer des valeurs. Celles qui auréolent la bataille de Grand-Port ne méritent aucunement d’être célébrées.

? Y a-t-il alors une dérive du devoir de mémoire ?

Le devoir de mémoire n’est pas un abus mais il y a des abus du devoir de mémoire. Il faut les dénoncer puisque le vide de certaines commémorations se satisfait d’un remplissage festif et dépensier. En tout cas, le 20 août, il faudrait une pensée spéciale pour les morts de cette bataille et, par devoir de mémoire justement, tous les morts – ils sont des millions - des guerres coloniales.

? Etes-vous déçu que personne n’ait également critiqué ces célébrations ?

Attendons voir. J’ai reçu un nombre impressionnant d’appels et de SMS. J’attends surtout les anciens «gauchistes», ceux, le grand public s’en souvient encore, qui n’avaient que le mot «décolonisation» à la bouche.

J’espère qu’ils ne seront pas à Grand-Port en compagnie des membres de la Commission Justice et Vérité : ce serait alors le symbole fort de cette île Maurice au double visage de Janus, dont je vous parlais au début de l’entretien.

En ce qui concerne les «intellectuels », je voudrais rappeler ici ce que disait le grand Edward Said : l’intellectuel n’existe pas en soi, ce qui le défi nit, c’est sa fonction, essentiellement critique, dans la société. En d’autres mots, poser publiquement les questions qui dérangent, affronter l’orthodoxie et le dogme. Si l’intellectuel se tait, s’il rase les murs, que ferait l’individu qui n’a aucun accès à l’écriture ou à la parole dans l’espace public?

? C’est plutôt l’année 1810 qui aurait dû être commémorée que la bataille elle-même ?

Est-ce que les anciennes colonies - et là je ne parle pas de celles comme le Vietnam et l’Algérie qui ont connu une guerre de libération - célèbrent l’avènement du colonialisme ? Si on «commémore» 1810, il faudra la mettre en perspective, plutôt que de se limiter à une bataille navale qui n’a concerné que deux puissances coloniales. C’est grotesque de fêter une victoire qui n’a été qu’une éphémère gloriole pour la France de l’époque, celle de Napoléon. On célèbre des valeurs de guerre, de domination, d’exploitation, bref le colonialisme dans toute sa splendeur !

? La commémoration est utile dans la construction d’une Nation, qui plus est jeune comme la nôtre. Il y a une connotation unificatrice dans ce type d’événement…

La commémoration participe effectivement de la construction nationale et aussi de l’appréhension d’un monde plus vaste, car «la planète est notre île à tous», pour reprendre les mots de Jean-Marie Le Clézio.

Je le répète, il faut s’interroger sur les valeurs qui sous-tendent les commémorations et s’assurer que le devoir de mémoire mette à l’honneur le progrès dans le respect de la nature, l’amélioration des conditions de vie et de travail, l’entente entre les peuples.

? Quelles sont les dates à commémorer selon vous ?

Il n’en manque pas !

Comme je m’intéresse en ce moment à Adolphe de Plevitz, il y a 1871, année de la signature par 9 401 «Old Immigrants» de la Pétition qui mènera à la Commission Royale devant améliorer les conditions des travailleurs immigrés à Maurice. Je déplore que 1992, l’année de l’institution de la République, ne soit pas célébrée comme elle devrait l’être.

C’est l’autre grande date de notre histoire avec 1968.

? La politique publique en matière culturelle à Maurice serait-elle inexistante ou presque si bien qu’on s’empresse de célébrer tous les évènements marquants du passé sans se soucier de leur portée ?

Il y a à Maurice une politique culturelle par défaut, c’est à- dire pas pensée et formulée explicitement. Elle se fait au coup par coup, à la mesure de l’agenda du ministre de tutelle.

La politique culturelle d’aujourd’hui et d’hier est dictée par les aléas du calendrier culturel et commémoratif si bien qu’elle ne va pas au devant, qu’elle n’est pas innovante et mûrement réfléchie. J’ai écrit en 2003 un document de réflexion, Un ministère de la Culture, pour quoi faire ? Il faudrait peut-être que je l’actualise …

 

Publicité