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Jack Bizlall : « Maurice vit de la vente de ses biens »
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Jack Bizlall : « Maurice vit de la vente de ses biens »

La philosophie du budget de Xavier-Luc Duval interpelle l’observateur qu’est Jack Bizlall. Il soutient que la politique de la croissance à tout prix nous fera beaucoup de mal. Et s’attelle à faire une lecture tout à fait originale des conséquences du budget 2012.
? Votre réaction suite au budget ne s’est pas fait attendre : l’apartheid continue et le gouvernement ne sait pas ce qui se passe dans le pays. Que s’y passe-t-il ?
À Maurice, nous vivons non pas de l’endettement comme ailleurs mais de la vente de nos biens. On a vendu nos terres. On vendra nos plages. On s’apprête à vendre nos casinos. On va vendre Air Mauritius ou encore les biens de l’Etat. Le fait est que, pendant bon nombre d’années, le pays a connu un problème de déficit de sa balance de paiement. Pour le combler, il fallait une entrée en devises. Mais qu’a-t-on fait ? On a vendu pour faire entrer l’argent. Et ceux qui sont à la tête du pays sont très fi ers chaque année en parlant des chiffres. Ils parlent de 3 ou 4 % de croissance mais celle-ci ne veut en elle-même rien dire. On peut avoir une croissance de 3 % et qui bénéficie au pays. Mais, on peut avoir une croissance de 7 ou 8 % et qui le détruit.
? Cette croissance est strictement basée sur «l’ouverture», que vous qualifiez d’«apartheid», terme qui a une connotation raciste. Pourquoi cela ?
C’est quoi une société d’apartheid ? C’est une société où il y a ségrégation. En Afrique du Sud, elle existait sur la base dite de race – je dirais plutôt du teint ! Alors qu’ici, à Maurice, la ségrégation qui se construit prend la forme d’un Blue-Belt (BB), c’est-à-dire qu’elle est basée sur l’argent. Dans ce BB, il y a exclusion. Il y a des terres qui ont été développées, des maisons construites sur le littoral et vendues aux Sud-africains. Et ces régions deviennent leur propriété exclusive. Ils ont leurs pubs et leurs restaurants. Ils ne se mêlent pas aux autres. Et ils importent leur mentalité à Maurice. Bientôt, il faut s’attendre à des problèmes entre ces Sud-Africains et les Mauriciens.
? C’est un point valable. Mais vous conviendrez qu’il faut le développement ! Rien ne sert de rester fermés sur soi...
Je crois que nous avons un problème de définition de mots dans le pays. Par exemple, quand une personne parle d’ultralibéralisme, que veut-elle dire ? Dans sa définition initiale, il s’agissait de ne pas permettre à l’État d’avoir un contrôle sur le secteur de la production et des services. C’est le secteur privé qui prenait tout. Y compris les activités sociales comme la santé et l’éducation. Cela incluait aussi une limitation du pouvoir d’intervention de l’Etat. Or, aujourd’hui, l’ultralibéralisme implique que l’Etat soutient et finance le secteur privé. Quand il y a une crise, l’Etat ne joue plus un rôle neutre. Il soutient le privé. L’ultralibéralisme a, donc, changé de définition.
Vous faites allusion au développement ? Mais, à Maurice, on construit, on favorise le développement au détriment de la nature. J’ai lu dans l’express de la semaine dernière une interview de Vasantt Jogoo, le président du MID Fund. Je partage parfaitement ses idées sur le développement durable et je trouve très intéressant que ce point de vue vienne de quelqu’un qui est responsable du MID Fund. Tout ce qu’il dit est pertinent, notamment la contradiction entre une économie «détruit tout» et la nécessité de rétablir les choses pour que les générations à venir ne soient pas pénalisées.
? Donc, il n’y aurait pas eu de grande réflexion derrière les stratégies pour faire entrer les devises. Aurait-on choisi la voie de la facilité ?
C’est une question très pertinente. Quand j’ai étudié l’économie dans les années 70, certains économistes avaient une vision très critique du système capitaliste. À l’époque, les universités enseignaient le sens critique. À l’opposé, l’économie enseignée aujourd’hui se rapporte uniquement au capitalisme. Comprenez par là que les économistes lisent la société uniquement par rapport aux principes de l’économie capitaliste. Et de fait, ils n’arrivent pas à analyser ce qui se passe puisqu’ils portent des œillères capitalistes.
? Même Xavier Duval ?
Vous savez, il faut faire une différence entre les technocrates et les politiciens. Un technocrate est un scientifique. Et comme tout scientifique, il n’étudie pas les effets de ses théories dans la vie. C’est au politicien de décider de la direction que va prendre le pays. Mais quand le technocrate prend le pouvoir, nous nous retrouvons forcément dans une société technocratique. Xavier Duval n’est pas son père. Ce dernier était un politicien. Lui est un comptable. Étant un technocrate, il va étudier le budget en tant que comptable.
? Qu’importe la portée des mesures, pourvu que les comptes soient balancés ?
Exactement ! Et la critique que je lui fais, c’est que son budget est décousu. Il y a absence de construction et de structure. On ne peut savoir où il veut en venir et où il veut aller. Il me semble qu’il est fier de quelque chose dont il n’y a pas lieu d’être fier. Mais je pense qu’il veut noyer le poisson en prenant quelques mesures populaires pour en cacher d’autres qui sont dangereuses. Si cela s’avère, c’est un machiavel.
? Vous parlez de mesures dangereuses. Que voulez-vous dire ?
L’apartheid aura des conséquences, telle l’insécurité. Lorsqu’une population est déplacée de son milieu naturel, qu’elle est casée au centre du pays ou dans les faubourgs, on a une concentration de gens pauvres avec toutes les séquelles que cela engendre. Le taux de criminalité augmente car on isole des gens dans des endroits pauvres. La prostitution va augmenter dans le pays. D’ailleurs, cela a déjà commencé. Il n’y a qu’à voir les salons de massage qui opèrent un peu partout. La drogue va augmenter parce qu’une société de ségrégation a des résultats extrêmes. Nous allons vers une fracture sociale. Ce n’est pas pour rien que Moubarak a été chassé. Ce n’est pas pour rien que Ben Ali a dû fuir son pays. Ce n’est pas pour rien que Kadhafi a été tué. Ce n’est pas pour rien que Papandréou a dû soumettre sa démission cette semaine-ci. Ce n’est pas pour rien que Berlusconi part la semaine prochaine. Ce n’est pas pour rien que le Premier ministre espagnol a dû s’en aller. On voit ce phénomène à travers le monde – soit il y a un changement, soit c’est la révolte. Et pour moi, il y a une révolte qui s’annonce à Maurice.
? Ce qui est incompréhensible, c’est que nos dirigeants semblent penser que nous sommes à l’abri de ce qui se passe ailleurs et qu’ils sont en train de reproduire les mêmes erreurs...
D’où le fait que parfois je me demande qui est véritablement en train de nous gouverner. Cela dit, je ne suis pas plus intelligent qu’eux. Sarkozy est en train de faire pression pour que l’on démantèle les paradis fiscaux. S’interroge-t-on à Maurice sur la source des investissements ? Si le ralentissement économique que l’on a noté depuis janvier se confirme, il y aura moins d’argentqui entrera dans le pays. Je me demande ce qui va se passer pour Maurice si l’on n’arrive pas à vendre ces terres et autres maisons construites pour les étrangers ?
? Mais le budget de Duval est basé là-dessus : enlever la taxe sur les dividendes, en espérant que cela encouragera davantage les gens à investir !
C’est une grande erreur. C’est une erreur que même l’Europe n’a pas osé faire.
? Quelle est votre opinion sur le désinvestissement de l’Etat dans les casinos, le «Port Louis Waterfront» et le Domaine les Pailles, entre autres ?
Je ferai le parallèle avec ce qui se passe à Mauritius Telecom (MT) que les Français contrôlent. Ils sont en train d’utiliser les réserves de cette entreprise pour investir dans deux pays étrangers. Or, ce sont des réserves nécessaires à notre économie. Il doit y avoir un échange quelque part avec l’Etat français. Venons-en aux casinos. Les terres où se trouvent les casinos valent beaucoup d’argent. On parle ici de régions telles que Pailles, Trou-aux-Biches, Curepipe et Caudan. Ils vont brader les casinos et leurs biens sous prétexte que la situation est difficile. Et les étrangers qui vont reprendre les casinos vont faire pression pour réduire la Gambling Tax. Ces casinos et autres centres de loisirs que l’État va mettre à la disposition des étrangers vont accroître le problème d’apartheid car ce sont des centres de loisirs destinés aux étrangers riches qui vivent à Maurice, avec toutes les activités inacceptables pour Maurice. Cela va affecter notre culture. Si on donne des permis à ces étrangers, ils exigeront qu’ils puissent faire ce qu’ils veulent à Pailles et ailleurs.
Deepa Bookhun
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