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Nad Sivaramen: « Pour résoudre les conflits africains, il faut des stratégies multidimensionnelles »

5 février 2011, 04:13

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Votre travail vous mène souvent en Afrique, où les événements semblent s''''accumuler au jour le jour. Qu''est-ce qui relie ces actualités ? 

Mes voyages m''apprennent une chose surtout : l''Afrique n''est qu''un concept géographique. Le continent est si immense et si différent d''une sous-région à une autre, d''une ville à une autre, que toute généralisation à propos de son environnement sécuritaire dynamique serait simpliste, voire inappropriée. De même, les crises politiques et les conflits qu''on recense, sont caractérisés par une diversité aussi grande que l''Afrique elle-même. Si les insurrections en Tunisie ont sans doute propagé le feu dans la rue égyptienne, principalement à cause d''un ras-le-bol similaire des peuples envers des pouvoirs ayant une vocation autoritaire - et souvent militaire -, la liste des conflits qui minent l''Afrique demeure longue : guerre des ressources, extrémisme violent et affrontements dus aux identités plurielles, crime organisé et trafics illicites (drogue, armes à feu), surpopulations à cause d''une urbanisation incontrôlée, entre autres. 

Mais malgré toute l''attention internationale, il semblerait que les conflits éclatent de partout...

Dans la presse, on a tendance à focaliser sur des pays, et à ramener les conflits africainsà des échelles nationales. Or un vaste éventail de ces menaces sont d''ordre transnational et sont certainement interconnectées. Aussi, comme on le sait, l''histoire, qui n''a pas été tendre envers les pays d''Afrique, a laissé des cicatrices béantes, aujourd''hui des vulnérabilités. Tout cela complique les solutions. Par exemple, l''Afrique de l''Ouest est une plaque tournante en termes de trafic de drogue, d''armes à feu, de personnes, or les approches ne sont pas toujours régionales ou sous-régionales, ou si elles le sont, il y a parmi les pays voisins des divergences incontournables et souvent insurmontables.... 

Est-ce pour cela que la crise politique en Côte d''Ivoire semble être si difficile à résoudre?

 C''est un excellent exemple. Alors que l''Onu, l''Union africaine et le bloc régional (la CEDEAO), sur les recommandations des observateurs internationaux du scrutin, ont tous maintenu - sur papier et dans les médias - que Laurent Gbagbo devrait céder sa place à Alassane Ouattara, rien n''a pu, jusqu''ici, déboulonner Gbagbo, qui bénéficie du soutien de l''armée et d''une partie de la population. Il suffit de quelques voix discordantes parmi les pays membres de la CEDEAO, par exemple, pour retarder la mise en place d''une stratégie. La SADC connait les mêmes dissensions par rapport au cas malgache, un cas encore rendu encore plus complexe à cause des pressions internationales et du rapport difficile des Malgaches - qui revendiquent haut et fort leur différence avec le reste de l''Afrique et qui poussent vers une solution malgacho-malgache - avec la communauté internationale. Du coup, les problèmes restent bloques, alors que d''autres foyers d''instabilité éclatent...

Souvent, les militaires font pencher la balance avec leurs armes...

Les relations entre civils et militaires sont cruciales pour la stabilité de la plupart des pays africains. Dans le temps, l''armée servait à protéger les régimes en place au lieu du territoire. Les exemples de dysfonctionnement abondent. Laurent Gbagbo reste au pouvoir car il est protégé par une armée qui lui est restée fidele - en raison de ses gros moyens financiers et de son appartenance ethnique. Ravolomanana a, lui, perdu le pouvoir car les militaires l''ont lâché pour Andry Rajoelina. En Guinée, le gouvernement d''alors avait lâché ses gorilles en tenues de combat pour taire - avec des armes à feu - l''opposition politique. En Tunisie, Ben Ali a pris la poudre d''escampette en voyant que les militaires, par ailleurs des citoyens eux-mêmes, se sont ranges derrière les manifestants. En Egypte, Hosni Mubarak fait tout pour garder son armée sous son emprise, mais celle-ci est profondément divisée. La révolution tunisienne a démontré que le mur de la peur contre les systèmes régaliens a chuté. Mais le problème dans nombre de pays, c’est que les soldats sont davantage des instruments du pouvoir en place, alors que leur rôle se doit d''être neutre. Le mandat du soldat est de protéger sa patrie (contre les attaques étrangères) et non de soutenir son souverain afin qu''il reste au pouvoir. Il est grand temps de repenser les relations civilo-militaires en Afrique. Les forces de sécurité ne peuvent pas répondre au président (qui devient juge et partie en cas d''utilisation de la force). Ils ne peuvent non plus prendre la force entre leurs mains comme c''était le cas en Guinée. Le mieux c’est qu''ils soient soumis au contrôle des civils selon des critères démocratiques, et non autoritaires. 

Comment,  entre-temps, résoudre ce dilemme ? Désarmer tous les soldats en Afrique?

 Ce sera très difficile. Il y a des millions d''armes en libre circulation sur le continent. La plupart sont des armes de petit calibre aux mains des mouvements rebelles, non-officiels. Ce processus de désarmement, par exemple, n''a pas marché en République démocratique du Congo (RDC), vaste pays ceinturé par plusieurs autres, où les frontières n''existent guère, où les espaces ne sont pas gouvernés, où les femmes et les enfants sont violés sur le terrain de guerre pour accaparer les ressources de ce pays - qui a tant souffert malgré la formidable richesse de son sol... L''exemple de la RDC démontre que les nombreux groupes rebelles agissent comme des associations criminelles transnationales. Ils continuent de faire leur loi car il y a un sérieux déficit de gouvernance démocratique et d’institutions communes à toute la sous-région. Pour arriver à une stabilité durable, il convient de pousser vers davantage de coordination cohésive. On assiste, au quotidien, à la faillite de plusieurs opérations de maintien de la paix : la désintégration de la Somalie, la rébellion et la répression au Darfour qui continuent de provoquer la révulsion de la communauté internationale, sans parler de la perspective éventuelle d’une reprise de la guerre civile entre le Nord et le Sud du Soudan à la suite du referendum.

A Washington DC, depuis pratiquement trois ans, vous travaillez comme consultant dans un centre d''études stratégiques. Comment y sont abordés les problèmes sécuritaires du continent africain?

 Financé par le gouvernement américain, le Centre d’Etudes Stratégiques de l’Afrique (CESA) focalise sur la sécurité, la recherche et la collaboration en Afrique. Le centre travaille avec les institutions et les états partenaires d’Afrique dans des programmes académiques rigoureux. Le CESA emploie plus d''une soixantaine d''individus composés de chercheurs, politologues, économistes, spécialistes des relations internationales, venant des Etats-Unis et de plusieurs pays africains et ils apportent, chacun, leurs perspectives sur les enjeux africains. Au moins cinq Mauriciens, choisis par le gouvernement mauricien, participent à nos débats chaque année. Le site, http://africacenter.org/, donne de plus amples détails sur les activités et la vision du CESA. 

D''aucuns pourraient vous accuser de faire le jeu des Américains dans la quête des solutions aux problèmes sécuritaires en Afrique...

Qu''à cela ne tienne, il y aura toujours des esprits qui verront des chevaux de Troie partout ! Le CESA est un centre académique, certainement pas une agence d''espionnage - il y a bien sûr d''autres agences pour faire ce travail là (rires). Le CESA travaille avec plus de 3 500 individus à travers le monde et il cultive la pensée critique et les différences de perspectives sur le continent. Comme consultant au CESA depuis 2008, j''ai pu noter que le CESA écoute davantage qu''il ne dispense des solutions. Les experts qui se penchent sur l''Afrique sont quasi unanimes. Pour résoudre les conflits africains, il faudrait des stratégies multidimensionnelles, surtout celles qui sont limitées par les règles du droit, et qui sont mises en œuvre par les dirigeants africains eux-mêmes et soutenues sans relâche par les partenaires internationaux. 

Comment réconciliez-vous vos activités à Washington DC et votre activité journalistique?

 Sans le moindre conflit, je dirais, d''ou mon choix de rester comme consultant afin d''avoir les mains libres et de conserver mon indépendance et ma liberté de pensée et surtout ma liberté d''expression. Je suis journaliste depuis 1995, et ma présence aujourd''hui à Washington, DC et mes voyages en Afrique m''ont permis d''élargir mes horizons et de relativiser. Je pense qu''on soigne son regard sur son pays justement en le comparant à d''autres pays, à d''autres contextes. J''ai rarement vu un pays aussi divisé que les Etats-Unis et des chercheurs aussi diamétralement opposés que les Américains. C''est une expérience inouïe que je savoure pleinement... mais rien ne vaut un retour au pays pour reprendre le pouls du pays natal.

 

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