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Identité musicale Mauricienne

De Ti Frère, Kaya et OSB à la «street» sans boussole

6 mai 2025, 14:45

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De Ti Frère, Kaya et OSB à la «street» sans boussole

À la croisée des civilisations, des migrations et des luttes, la musique mauricienne reflète un métissage unique, miroir d’une histoire aussi riche que tourmentée. Du séga traditionnel, né des chants d’esclaves, au seggae engagé de Kaya, en passant par les expérimentations urbaines des Otentik Street Brothers et les sonorités brutes – parfois controversées – d’Armada et Joker Kartel, des courants précurseurs, la scène musicale de l’île n’a cessé de se réinventer. Aujourd’hui, à l’heure des plateformes numériques et du zapping musical, et même si la pérennité de l’univers musical par les héritiers du séga et du seggae est assurée, une nouvelle génération impose ses codes. Mais si la relève est bien là, une question s’impose : la musique mauricienne a-t-elle gagné en profondeur et en créativité ou a-t-elle perdu une part de son âme en chemin ?

Bien plus qu’un simple genre musical festif, le séga mauricien a longtemps porté les aspirations, les douleurs et les espoirs d’un peuple en quête de reconnaissance. Hé- rité des chants d’esclaves, le séga puise ses racines dans une histoire marquée par la souffrance, mais aussi par la résistance. À travers ses rythmes chaloupés et ses textes parfois mordants, il a su devenir une arme douce mais redoutable contre l’injustice sociale et les inégalités. Des figures telles que Ti Frère ou plus tard Kaya – la création du seggae – ont transcendé le divertissement pour faire du séga une tribune: dénonçant l’exclusion, célébrant l’identité créole ou interpellant les élites politiques.

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Loin d’être un simple divertissement, le séga mauricien a longtemps porté les couleurs de l’engagement, mêlant poésie populaire et réflexion sociale. Ce genre musical embléma- tique continue aujourd’hui de poser une question essentielle : quel est le rôle de l’artiste dans la société ? Faire danser ou éveiller les consciences ?

Ce n’est nullement par manque de respect que nous ne nous attarderons pas ici sur les grandes figures du séga mauricien. Cette réflexion ne vise pas à retracer une histoire exhaustive, mais plutôt à comprendre et à identifier les véritables précurseurs de certains courants musicaux. Il s’agit d’observer comment des artistes ont façonné de nouveaux styles, ont ouvert des voies inattendues et influencé les générations suivantes.

Quoi qu’il en soit, les artistes mauriciens, en particulier ceux issus de la tradition de ségatier, semblent avoir trouvé l’équilibre. Héritiers de Ti Frère, pionnier du genre, ils ont su perpétuer un art profondément ancré dans le vécu du peuple mauricien, tout en y injectant des sonorités et des thématiques contemporaines. Entre racines et modernité, le séga demeure un vecteur puissant de l’identité mauricienne.


Le séga accouchera du seggae…

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Kaya, de son vrai nom Joseph Réginald Topize, n’était pas simplement un musicien. Il était une conscience éveillée, un souffle de liberté né le 10 août 1960 à Roche-Bois. En lui, la musique ne se contentait pas de divertir – elle portait le poids du monde, des mémoires brisées, des cicatrices de l’esclavage et des silences imposés. Il ne chantait pas pour plaire ; il chantait pour dire, pour que l’on écoute enfin ce que l’on refusait de voir. Dans les années 1980, avec son groupe Racine tatane, Kaya ne composait pas seulement de la musique ; il sculptait des espaces de parole pour ceux à qui on l’avait retirée ; il chantait l’invisible, l’oublié, le marginalisé – et par là, il leur rendait leur humanité. Ses paroles n’étaient pas de simples vers. Elles étaient lyriques et lucides, porteuses d’une force brute et d’une tendresse révoltée. Chaque note devenait question, chaque refrain, méditation sur l’existence mauricienne : citoyenneté bafouée, religion dévoyée, culture effacée, identité éclatée. Kaya était philosophe sans livre, poète sans plume, penseur sans dogme. Il n’a pas laissé un testament écrit, mais un héritage sonore, un appel profond à l’éveil, à la justice, à la dignité. Et encore aujourd’hui, son chant traverse le temps, non pas comme une relique, mais comme une interpellation vive, une invitation à regarder notre île – et nous-mêmes – autrement. De là, le seggae va perdurer ! Ras Natty Baby, The Prophecy, Saya, pour ne citer que ceux-là, en sont les dignes héritiers.

Après le séga et le seggae, dont les héritiers continuent de faire perdurer l’aura, est venue une nouvelle tendance dans les 90. 1992 ! Otentik Street Brothers (OSB), un groupe mauricien de reggae-dancehall est formé par les frères Raya. Le groupe est composé de Master Kkool B (Bruno Raya), Blakkayo (Jean Clario Gateaux), Tikkenzo (Kersley Lafolle) et Dagger Kkila (Pascal Ferdinand). Inutile de rappeler que le groupe a eu un impact impor- tant sur les jeunes de l’époque à Maurice, en particulier dans les quartiers populaires, en abordant les réalités de la vie à Maurice.


OSB : Le son des rues, la force des mots

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Comme Kaya, c’est par la puissance du texte que les OSB s’imposent. Une parole forte, frontale, sans maquillage, qui fait écho à la réalité mauricienne dans toute sa complexité. Leur style musical, largement inspiré des sonorités urbaines venues des ghettos américains, n’en retient pas la violence ou l’arrogance, mais plutôt l’engagement, la conscience sociale, la volonté de dire haut ce que beaucoup vivent en silence.

OSB construit son identité sur un socle indissociable de la musique mauricienne : Kaya, lequel tient lui-même les racines de sa musique du séga et du reggae. Mais très vite, le groupe affine une voix propre, une signature musicale unique, mêlant reggae, dancehall, ragga, rap et une touche subtilement locale, inclassable, profondément «OTENTIK». Leur discographie parle d’elle-même : Ragga Kreol (1994) : le manifeste d’un nouveau son. Un mélange inédit qui jette les bases. Expresyon Libere (1997) : l’arrivée de Blakkayo insuffle une énergie nouvelle, plus incisive, plus directe. Noukkila (2001) : tournant artistique et maturité assumée. Revey Twa (2004) : un cri. Celui d’un peuple qui cherche à se retrouver, entre identité, justice sociale et avenir.

Il faut aussi se replacer dans le contexte. Dans les années 90 et début 2000, il n’y avait ni TikTok ni YouTube ni Spotify pour découvrir leur musique. L’accès à OSB – tout comme à Kaya – était limité, presque clandestin. Il fallait tendre l’oreille à la radio, espérer un passage sur une émission musicale de la MBC ou partager une cassette précieuse entre amis. Cette rareté rendait la découverte d’OSB d’autant plus puissante.


Armada et Joker Kartel : la déferlante urbaine d’une île connectée

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Il devait naître une musicalité qui bouscule les codes. Une musique qui dérange, qui détonne, qui impose ses règles dans un paysage sonore longtemps dominé par les douceurs tropicales du séga et les revendications du seggae. Avec Armada et Joker Kartel, c’est un nouveau souffle, presque un choc culturel, qui traverse l’île.

Nés dans la foulée de Bigg Frankii, figure emblématique de la rue et de l’expression libre, Armada et Joker Kartel vont plus loin encore. Ils imposent un style musical audacieux, sans concession, où se croisent gangsta rap, dancehall, shatta et afrobeat. Une fusion explosive, brute, viscérale. La mélodie ? Souvent répétitive, presque hypnotique. Mais ce sont les paroles qui marquent : crues, frontales, dérangeantes, elles n’épargnent rien ni personne. Ça clash, ça secoue, ça raconte la rue, les douleurs, la débrouille, sans filtre.

Leur ascension est fulgurante. En 2023, le titre Ratatata explose avec 8,2 millions de vues. Deux semaines plus tard, Night & Day cumule déjà un million. Leur musique résonne partout : dans les voitures, les salons de coiffure, les coins de rue, les fêtes improvisées. Même les écoliers de tous horizons reprennent en chœur des refrains parfois controversés. L’île Maurice assiste à un déferlement musical inédit, où l’underground devient mainstream et où les voix de la rue gagnent la scène. YouTube, TikTok, Instagram… une génération ultra-connectée donne une caisse de résonance inédite à cette culture.

Peut-on vraiment comprendre pourquoi la jeunesse mauricienne vibre autant au son d’Armada, de Joker Kartel ? Pourquoi ces textes crus, ces beats répétitifs, jugés peu créatifs par certains, ces codes empruntés à la culture «ghetto» américaine captivent-ils autant une génération ? Est-ce par curiosité, ce frisson de l’interdit, ce plaisir d’embrasser une musique qui bouscule les normes conservatrices d’une société ? Ou est-ce plutôt l’ennui, celui d’une génération relativement plus aisée que ses aînés, moins préoccupée par la survie quotidienne, mais en quête d’intensité, de rupture, de choc ?

Peut-être faut-il y voir une forme de désir d’appropriation d’un imaginaire marginalisé, celui des quartiers durs, des exclus, des oubliés – une fascination pour la «street culture» façonnée par les productions Netflix ou les mythes de Hollywood. Cette culture ghetto, à l’américaine, intrigue. Comme dans Boyz N the Hood, où le rappeur Ice Cube incarne une rage contenue, un vécu brut, une authenticité difficile à simuler. Et cette esthétique de la révolte – même importée – trouve un écho puissant chez des jeunes qui veulent ressentir quelque chose de réel, même par procuration.

«Enn ridim 10 sante», résumait Sky To Be. Une absence de texte criant. Des clashs à répétition comme pour créer de la musique sans se soucier du message véhiculé. Une créativité douteuse. Comment expliquer ce phénomène qui perdure ? Difficile de mettre le doigt dessus. Il est social, culturel, technologique, psychologique. Il est le fruit d’une époque, d’un contexte, d’un accès illimité à l’image, au son, au monde. Comment est-on passé de Ti Frère, Kaya, Cassiya, OSB au courant actuel ? Billygane serait-il une lueur d’espoir ?

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