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Questions à...
Giulia Bonacci : «Les rastas font peur»
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Giulia Bonacci : «Les rastas font peur»

L’acuité du regard d’une historienne sur la société mauricienne. C’est ce que partage Giulia Bonacci de l’Institut de recherche pour le développement (IRD) en France, en poste à l’Unité de recherches migrations et société (URMIS). À Maurice pour étudier comment mémoire et le patrimoine peuvent contribuer à réduire les inégalités, elle a donné une conférence au centre Nelson Mandela pour la culture africaine le 1ᵉʳ mars. Thème de sa communication dans le cadre du «Black History month»: «Rastafari et la figure du marron».
Qu’avons-nous à apprendre de ce groupe marginalisé que sont les rastas ?
Qu’est-ce que l’on a à apprendre des autres ? C’est en se connaissant que l’on apprend à se respecter. Ce que l’on ne connaît pas fait toujours peur. Ce que je trouve vertigineux, ce sont les préjugés.
On parle des rastas en temps de crise, quand la police les tire par les dreadlocks dans la rue. Quand ils essaient de revendiquer leurs droits et je ne parle même pas de la ganja. En 2018, le reggae a été inscrit au patrimoine culturel immatériel de l’Unesco. C’est l’une des grandes cultures du panafricanisme, avec un impact global. Des communautés rasta ont éclôt jusqu’au Japon. C’est une culture célébrée partout, mais à Maurice, on n’aime pas ça.
Vous savez pourquoi ?
Maurice ne se pense pas africaine. On est techniquement en Afrique, mais l’Afrique, c’est loin. Il faut gratter. Il y a une ancestralité africaine qui est non existante, non reconnue, étouffée par l’histoire.
Ce qui nous amène à votre sujet de recherche à Maurice.
Je suis chercheuse employée par l’IRD, affectée à l’URMIS, un laboratoire qui travaille sur les questions de sociologie du racisme, les relations interethniques, plein de sujets pertinents pour Maurice.
J’ai beaucoup travaillé sur les pratiques du retour en Afrique depuis les Caraïbes. J’ai étudié la façon dont l’imaginaire noir lié à l’Éthiopie s’est développé dans les Amériques. Par exemple : comment on peut naître à Kingston en Jamaïque et se dire Éthiopien. Naître à Trinidad et vouloir apprendre l’amharique (NdlR, langue officielle d’Éthiopie). Être né dans le Bronx et mettre de côté des sous pour retourner en Éthiopie d’où l’on ne vient pas.
J’ai fait un mastère sur comment les mythes rastas sont mis en scène dans la littérature jamaïcaine. Dans un deuxième mastère, je me suis orientée vers l’Éthiopie, l’église orthodoxe et j’ai commencé à apprendre la langue éthiopienne. Je suis allée en Éthiopie (NdlR, notamment à Shashamane) et j’ai constaté qu’il y avait des rastas jamaïcains mais aussi trinidadiens, barbadiens, américains, britanniques, d’une vingtaine de nationalités là-bas. Pour étudier comment les gens arrivaient là, il fallait repartir vers leur point de départ. J’ai fait des enquêtes en Jamaïque. J’ai eu un fellowship d’un an à UCLA, pour documenter les lieux de départ ou les lieux de transit de ces returnees.
Une fois que vous avez remonté la filière caribéenne, vous êtes passée à l’Indianocéanie ?
C’est ça. Je ne suis pas une historienne de l’esclavage. Ce qui m’intéresse, c’est ce qui se passe après l’esclavage. J’étudie ce que font les gens de ces histoires. Je suis un peu une anomalie ; je travaille avec les vivants. Cela vient avec des difficultés, des complications et des responsabilités. Je réfléchis aussi à ce que cela veut dire d’être une Franco-italienne blanche (NdlR, ayant grandi en Belgique) qui rencontre des gens qui portent des mémoires souvent difficiles, qui vivent dans des conditions pourries parce qu’ils sont héritiers de conditions dégradées. J’essaie toujours d’inviter des rastas quand je parle d’eux (NdlR, comme au centre Nelson Mandela). C’est uniquement parce que je suis historienne que l’on m’invite à prendre la parole. Je ne suis pas une représentante de la communauté rasta.
Comment avez-vous choisi votre sujet ?
Je faisais partie d’un programme de recherches, Slavery in Africa: a dialogue between Europe and Africa (SLAFNET). Le programme finançait la mobilité des chercheurs de pays africains vers l’Europe et d’Européens vers l’Afrique.
Dans le cadre de SLAFNET, je suis venue ici. Vijaya Teelock (NdlR, historienne qui était membre du board) m’a invitée à soumettre un projet d’expo autour des rastas, pour le Musée de l’esclavage intercontinental.
Vous avez donc contribué à la mention accordée aux rastas dans le musée.
C’était un travail collaboratif avec un financement du projet Correcting the record: Sites of conscience collect their own collections de l’International Coalition of Sites of Conscience. On a organisé des ateliers, fait venir des rastas au musée. La plupart n’étaient jamais allés dans un musée. D’un coup, on leur a dit : on vous fait de la place, on discute collectivement de comment vous voulez être représenté dans un musée. Nous avons produit une scénographie, un document avec cinq thèmes et la liste d’objets pour les illustrer. Mais on ne nous a pas donné les moyens de réaliser cette scénographie.
Elle dort dans un tiroir du musée ?
Je ne sais pas ce qu’ils en ont fait. Les rastas font peur. Alors qu’un groupe travaillait sur cette scénographie, un autre groupe manifestait pour réclamer la dépénalisation du gandia. Il y a eu des interpellations.
C’est un mauvais contexte qui a joué contre le projet au musée ?
C’est plus un choix politique qu’un contexte. Mais je ne suis pas d’ici, peut-être des choses m’échappent. Le fait est qu’il y a une magnifique expo à réaliser pour le musée. Il faut une volonté politique, un budget…
Combien de millions ?
…À l’époque, on nous a fait miroiter jusqu’à 30 000 euros (environ Rs 1,5 million). Il était prévu de chercher des artisans, faire travailler la communauté rasta. On voulait reconstruire un bout de tabernacle dans l’une des salles du musée. Showcase la façon de vivre, le seggae, des portraits de rastas mauriciens.
Kaya serait rentré dans le musée ?
Évidemment. Même la porte de prison. Le principe, c’était que dans le parcours, on passe de la livity des rastas, leur façon de vivre, au couperet de la prison. Tous les rastas ici vont en prison à un moment ou à un autre.
C’est pas un cliché ?
Non, ce n’est pas un cliché. J’aimerais rencontrer des rastas en prison, écouter ce qu’ils ont à dire. Dans l’expo, après la livity, on arriverait à une porte de prison avec des barreaux construits à partir de dessins d’une femme rasta qui a passé du temps en prison. C’est pour que le spectateur se heurte à la porte et fasse le détour pour arriver aux mobilisations des rastas pour les droits humains avant de finir le parcours sur la diversité et la beauté des visages des rastas mauriciens.
Vous avez vu le coin rasta au musée ?
Cela a été un peu raide quand on a appris que l’on n’aurait pas d’expo mais une vidéo avec un format imposé. J’ai rué dans les brancards. Cela faisait un an que l’on travaillait justement dans l’idée ne pas imposer des choses, mais de laisser les gens dire ce qu’ils ont à dire.
Dans la vidéo, grâce à une sista qui fait référence à Jake Homiak, ancien directeur du département d’anthropologie au Smithsonian, et moi, nous ne sommes pas complètement évacués.
Au final, il vaut mieux que la vidéo soit là plutôt que pas là, mais il y avait beaucoup d’espoir autour du projet initial. Ces rastas étaient emplis de fierté. Enfin, on s’intéressait à eux. Ils allaient pouvoir expliquer ce qui est important pour eux. Quelle est cette africanité qu’ils défendent. Pourquoi ils sont des humains comme tout le monde. Aujourd’hui, s’ils osent au musée, on est là.
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