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À la mémoire de Toni Morrison: Elle, incomparable

16 août 2019, 08:56

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Déesse, elle le sera toujours à mes yeux. Pas seulement à cause de sa beauté hiératique, de son regard pesant et malicieux à la fois, de sa bouche généreuse ; mais surtout pour ses livres qui comme des volcans entrent en éruption dans ma chair et ma tête chaque fois que je les relis. Une explosion des sens. Je me souviens de ma première fois : c’était en 1993, j’étais dans la librairie de l’université d’Iowa où avait lieu un colloque sur la littérature de l’océan Indien. J’ai pris ce livre, Jazz, couverture bleue, lettrages orange et rose, presque fluorescents, et des personnages en mouvement. Et un nom : Toni Morrison. J’en ai lu quelques phrases. Puis, quelques pages. Impossible de m’arrêter. Une avalanche de sensations.

Comme son titre l’indiquait si bien, un rythme intime et délicieux s’en dégageait, un chant des corps qui nous entraînait dans son sillage, une musique dévoreuse et pleine, de sorte que l’on en sortait comme après un repas, la bouche emplie de la saveur des mots et de leur goût intime. Mais aussi le coeur résonant des échos de songes terribles, de cassures infinies, de femmes vacillant au bord de la folie, d’hommes sachant danser et tromper avec la même grâce féline.

La page 5 commence par ces mots : «I’m crazy about this City. » Tout y a lieu, dans cette Ville : «Clarinets and love-making, fists and the voices of sorrowful women.» Les ombres peuvent être des lames de rasoir découpant un bâtiment ou les gens en deux, révélant leur face sombre, leur face claire. La ville se meut avec la même cadence syncopée où l’on s’éveille d’une sorte de torpeur pour saisir un nouveau monde, des promesses, des baisers, une modernité inimaginable quelques années auparavant, les années 20 et les années 30 sont traversées par les beats du ragtime, le brio des saxophonistes, les voix éraillées qui s’élèvent du sol pour atteindre le ciel incroyable de la Ville et briser en deux le souvenir des chaînes.

L’écrivaine Toni Morrison, lauréate du prix Nobel de littérature en 1993, est décédée le lundi 5 août.

«I’m crazy about this woman.» Tout ce qu’elle nous a donné, tout ce qu’elle exige de nous, l’urgence de son oeuvre qui n’en finit pas de grandir, de meurtrir, de nous happer, de nous appeler, de nous faire frémir, aussi, à l’idée de cette esclave qui préfère tuer son bébé plutôt que de la livrer en esclavage, et qui sera hantée par l’enfant devenu grand et revenu parmi les vivants, l’enfant sans nom qui sera donc nommé par ce mot gravé sur sa tombe, Beloved, mais un enfant assassiné peut-il avoir été aimé ? La culpabilité maternelle et féminine prend tout son sens ici. L’éternelle culpabilité des femmes qui prennent trop sur leurs épaules, qui endossent littéralement (comme Sethe va endosser un arbre entaillé dans sa chair par le fouet des maîtres) toute la responsabilité de la survie des leurs, et leur désir interdit, impossible et pourtant irrépressible, sont portés par cette voix, par ce phrasé, par ces rythmes et ces cadences qui obligent notre coeur à battre à l’unisson, à danser vers notre mort, à rire quand les larmes nous menacent.

La lecture de Beloved m’a libérée d’une inquiétude : celle de mêler prose et poésie, ce que me reprochaient de nombreux éditeurs à l’époque. Pour Toni Morrison, la question ne se posait même pas. L’écriture était le véhicule de l’histoire et inversement, et si l’histoire porte en elle une musicalité tragique et un lyrisme absolu, qui était-elle pour la contredire ? Forcer la langue à s’inscrire dans des compartiments, la ramener à des considérations purement esthétiques allait à l’encontre de sa vision romanesque : elle ne se voulait ni historienne, ni l’héritière d’une écriture uniquement inspirée par les grands maîtres littéraires de l’occident. Elle se devait de trouver sa propre voix, de ne tenir compte ni des uns ni des autres malgré les influences inévitables, et d’intégrer sa musicalité unique dans les textes tragiques dont on disait souvent qu’ils étaient un chant.

Ce lyrisme n’est pas le fait d’une écriture féminine. Toni Morrison n’est pas un écrivain féminin, mais un écrivain tout court. Les étiquettes l’embarrassent peu. Elle n’en a que faire. Les questions du type «Écrirez-vous un jour au sujet des blancs ? N’est-ce pas terrible d’être catégorisée comme un écrivain noir ?» l’énervent au point où elle se demande ce que dirait un écrivain blanc auquel l’on poserait la même question : «N’est-ce pas terrible d’être catégorisé comme un écrivain blanc ?» Bien sûr, cette question n’est jamais posée. Le noir est une catégorie et une identité spécifiques. Le blanc est un état normal. On ne remet pas la norme en question. On dit «écrivain femme, écriture féminine», mais pas «écrivain homme, écriture masculine», «écrivain noir» mais pas «écrivain blanc». L’étiquette accompagne ceux que le simple vocable d’écrivain ne semble pas suffire à décrire : il faut leur ajouter des qualificatifs, peut-être pour encourager le lecteur à l’indulgence ou au contraire le prévenir d’une sorte de danger, car ces univers-là ne sont pas dans la norme, ils portent en eux la menace de «l’Autre», femme ou noir.

Émotions universelles

Mais dès le départ, Morrison met au défi les étiquettes et ne tolère aucun compromis envers ceux qui aimeraient bien la mettre dans une boîte facile à ranger, facile à comprendre. Elle veut que ses livres soient avant tout des oeuvres littéraires et non des témoignages historiques, que la magie des mots fasse de sa fiction un univers où l’auteur n’a pas besoin d’exprimer ses idées au sujet de la race ou du passé ou des rapports humains : ce sont les personnages eux-mêmes qui se chargent de le faire, non pas par des messages ou des déclarations d’intention mais à travers la minutie de leur vie quotidienne, la délicatesse d’un instant saisi au vol, la finesse d’une observation, le frémissement d’un corps au son d’une musique ou sous une caresse.

C’est pour cela que Jazz est avant tout une musique. Une musique ensorceleuse qui attire le lecteur dans ses rets avant de le livrer, nu et sanglant, aux griffes de ses personnages. Ces personnages pourraient être noirs ou blancs ou des Martiens : mais ce qui nous importe, c’est d’être à leurs côtés lorsque la douleur les assaille, lorsque Violet ressent ce terrible besoin d’un enfant au point où elle en prend un dans une poussette dans la rue, sans véritable intention de le kidnapper, mais juste, juste, pour le tenir un instant, pour le rêver un instant.

Ce moment-là, cette douleur- là, ce tremblement-là, nous ne pouvons faire autrement que de les partager en participants muets, en observateurs secrets, et qu’importe si Violet est noire ou blanche, qu’importe, vraiment ? Ces émotions-là sont universelles, sinon nous serions des lecteurs strictement régis par notre identité, c’est-à-dire diminués, étriqués, idiots et haineux. Tout le contraire de la littérature.

D’ailleurs, Morrison se montre aussi inflexible envers les Noirs qu’envers les Blancs. Pas de manichéisme, mais seulement la terrifiante ambiguïté des êtres humains. Dans Paradise, elle décrit la transformation d’une communauté d’esclaves libérés, réfugiés en un lieu appelé Haven, où ils seront à l’abri de la haine des Blancs comme du mépris des Noirs un peu mieux lotis qu’eux, un peu plus clairs de peau, en une communauté piégée par l’enfermement identitaire, l’intolérance religieuse et la violence. Leurs descendants héritent de cette inflexibilité morale ; un couvent, où des femmes victimes de violences ont trouvé refuge, devient le lieu qui semble aux habitants masculins de la ville-refuge la source de toutes les iniquités. La menace de l’énigme féminin cristallise leurs peurs et leurs ressentiments. Et lorsqu’ils se décident à agir, la première qu’ils tuent est une Blanche. Ils prendront leur temps avec les autres. C’est ainsi que commence le roman. D’une phrase qui vous glace.

L’auteur saisit magnifiquement le glissement des personnages vers un repliement identitaire qui va les conduire à la violence. Car c’est la seule direction que peut prendre tout cloisonnement. Or, la langue, les images, les expériences, dit Morrison, vont à l’encontre de la division entre êtres humains. Ce que nous exprimons, ce que nous voyons, ce que nous vivons par le biais de l’art, transcende les différences pour toucher à l’essentiel humain. C’est ce que Toni Morrison a tenté d’exprimer toute sa vie.

«I break lives to prove I can mend them back again», écrit-elle dans Jazz.

L’auteur saisit son scalpel et découpe le monde en facettes brillantes, rutilantes, protéiformes, un kaléidoscope d’émotions et de sensations qui nous retourne à l’envers de notre peau, nous éblouit par le verbe, par la prose, par la poésie et par l’insoutenable humanité des personnages. Briser des vies pour les reconstruire. C’est ce vers quoi tend toute fiction. Mais les reconstruire plus grandes qu’elles ne l’étaient ? Nous apprendre à lire dans un sourire, une étincelle, un silence, tout ce que peut signifier l’alphabet des sens ?

Elle seule.

Elle, incomparable.

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