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L’éléphant, les aveugles et le vrai prix du changement

7 juin 2025, 05:57

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Un proverbe sud-indien raconte que plusieurs aveugles, chacun touchant une partie différente d’un éléphant, se mirent à le décrire. L’un disait qu’il avait affaire à une corde, en tenant la queue. Un autre jurait que c’était un mur, en caressant le flanc. Un troisième croyait tenir une lance, sa main posée sur une défense. Aucun n’avait tort. Aucun n’avait raison non plus.

Le Budget 2025-2026 de Navin Ramgoolam, présenté dans une double posture de Premier ministre et de ministre des Finances, pourrait dégager cette impression de confusion. C’est un exercice qui, selon d’où l’on regarde, peut être perçu comme courageux ou contradictoire, technocratique ou politique, lucide ou tactique. Un Budget de sursaut ou un Budget de diversion.

Car depuis les tribunes des syndicats, des think tanks, du secteur privé ou des ménages, chacun a sa propre version de l’éléphant. Mais qui, ici, voit la bête entière ?

Le courage d’un constat. Et ensuite ?

Commençons par ce qui doit être reconnu : Ramgoolam a eu le mérite d’exposer la vérité nue. Une dette publique de 90 % du PIB. Un déficit budgétaire qui frôle les 10 %. Un déséquilibre commercial de Rs 203,7 milliards. Une impression monétaire de Rs 180 milliards qui a brûlé la valeur de la roupie et nourri une inflation camouflée.

Ce n’est pas rien que d’annoncer cela, à la tribune de l’Assemblée nationale, après des années d’euphémismes et d’autosatisfaction budgétaire. Ce diagnostic est sec, brutal, incontestable. Il crée une rupture narrative avec la décennie Jugnauth. Il restaure une forme d’honnêteté dans le discours d’État. Mais ensuite ? Que fait-on, une fois l’éléphant démasqué ?

Le Budget annonce des mesures fiscales fortes : une taxation progressive revue (0 %, 10 %, 20 %), une contribution de solidarité jusqu’à 20 % pour les hauts revenus, un impôt minimum alternatif pour certains secteurs, une taxation accrue des banques et des entreprises à fort revenu. Même les dividendes sont dans le viseur.

Sur le papier, l’effort semble équitable. Mais à y regarder de plus près, le texte manque d’une boussole. D’un cap clair. Il taxe davantage, oui, mais continue de subventionner à l’aveugle. Il promet la fin des allocations universelles… en 2027. Il reconduit des aides sans ciblage, comme si un propriétaire de villa à Tamarin méritait autant qu’une mère célibataire à Vallée-Pitot.

Les exonérations fiscales désuètes sont à peine évoquées. Les rentes foncières, intouchables. Le patrimoine, encore une fois, reste protégé comme une espèce en voie de disparition.

Le Budget répète qu’il faut produire au lieu de consommer. Mais qu’a-t-on réellement produit cette année, si ce n’est un discours bien rédigé ? La vérité, c’est que l’économie mauricienne reste dépendante de la consommation importée. Trois fois plus d’importations que d’exportations. Une balance extérieure en lambeaux.

Certes, des signaux sont envoyés : prix garanti de Rs 35 000 par tonne de canne pour les petits planteurs, soutien à l’agriculture intelligente, fonds pour la résilience alimentaire, projets transfrontaliers en Afrique. Mais où est la grande politique industrielle ? Où est le plan national de substitution aux importations ? Où est le coup de pouce fiscal à l’exportation ?

Pendant ce temps, les promoteurs immobiliers continuent de recevoir une attention démesurée. On a certes réduit les incitations fiscales sur les Smart Cities, mais aucun nouveau modèle de développement urbain n’est proposé. Le capital continue de fuir vers le béton, pas vers l’usine ni le champ.

Le numérique, oui. Mais avec quelle gouvernance ?

L’innovation, l’intelligence artificielle, la digitalisation : voilà les totems du Budget. Rs 200 millions pour la recherche, des incitations fiscales pour les start-up en IA, un Institut national pour l’innovation, un Data Centre pour les urgences… tout cela va dans le bon sens.

Mais où est la stratégie pour former une main-d’œuvre adaptée à ce virage technologique ? Où sont les réformes dans l’Éducation nationale, les passerelles vers l’emploi numérique ? Où sont les résultats du plan digital de l’État annoncé il y a cinq ans déjà ?

L’enthousiasme est là. La compétence institutionnelle, moins. On parle d’intelligence artificielle dans une administration publique encore engluée dans les fichiers papier et les fax. Il faut plus qu’un discours pour coder un avenir.

Le Premier ministre affirme vouloir un État plus équitable, plus ciblé. Mais les faits disent autre chose. 81 % des employés seront exonérés d’impôt. Cela peut sembler généreux. Mais est-ce soutenable ? Est-ce juste que ceux qui contribuent le moins bénéficient parfois davantage que ceux qui se situent juste au-dessus du seuil ?

La réforme des retraites est amorcée : âge repoussé à 65 ans. C’est courageux. Mais l’annonce a été mal vendue, sans pédagogie. Résultat : le leader de l’opposition crie à la trahison.

Le «revenu minimum garanti» à Rs 20 000 est une bonne idée. Mais sa mise en œuvre sera déterminante. Sans données précises, sans ciblage rigoureux, cette belle promesse risque de devenir une nouvelle rente clientéliste.

Ramgoolam montre du courage là où il n’y a plus le choix. Il augmente les taxes parce que les agences de notation menacent. Il rationalise les subventions parce que les caisses sont vides. Il rétablit un discours de vérité parce que le mensonge ne tenait plus.

Mais le vrai courage politique aurait été de poser les actes fondateurs : taxer la terre, réformer la fonction publique, libérer les collectivités locales, professionnaliser les entreprises d’État, mettre fin à la culture du népotisme.

Et surtout, gouverner autrement. Car le vrai problème n’est pas économique. Il est politique. Le Budget parle de justice fiscale, mais garde le silence sur la gouvernance. Sur les nominations partisanes. Sur la capture de l’État par le politique. Sur le retour des pratiques clientélistes.

La phrase finale du Premier ministre – empruntée à Dag Hammarskjöld – est habile : «Je ne vous promets pas le paradis. Mais je vous éviterai l’enfer.» Ce Budget, en effet, évite l’enfer. Il rassure Moody’s. Il calme les marchés. Il redonne une ligne à la macroéconomie.

Ramgoolam dit avoir le dos suffisamment large pour les critiques. Allons-y : le Budget ne nous donne pas de rêve. Il ne nous trace pas de voie vers une souveraineté productive. Il n’offre pas un récit collectif. Il navigue à vue, entre les recommandations des consultants, les desiderata des bailleurs et les impératifs électoraux.

Le Budget 2025-26 n’est pas vide. Il n’est pas inutile. Mais il reste incomplet. Comme une description partielle d’un éléphant par des aveugles bien intentionnés.

Il nous faut maintenant ouvrir les yeux. Et décider, en tant que pays, si nous voulons rester les commentateurs d’un pachyderme en crise. Ou si nous avons enfin l’ambition de le dompter.

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