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Gouvernance et politique
Navin Ramgoolam : La solitude de celui qui tranche
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Gouvernance et politique
Navin Ramgoolam : La solitude de celui qui tranche

Solitaire mais lucide, Navin Ramgoolam dit vouloir assumer seul la responsabilité d’un Budget impopulaire dans un pays aux finances exsangues. À 77 ans, le Premier ministre est conscient que gouverner, c’est renoncer.
De retour à la tête du gouvernement après une décennie d’exil politique, Navin Ramgoolam affronte la plus grande crise budgétaire de l’histoire récente de Maurice. Dans un geste rare, il choisit de cumuler les fonctions de Premier ministre et de ministre des Finances, exposant sa solitude politique comme condition de la vérité. À la croisée des chemins entre rigueur budgétaire et attentes sociales, son Budget 2025-2026, aussi technique que symbolique, marque un tournant. Mais le pari est risqué : il engage désormais sa dernière bataille non contre un adversaire, mais contre le mensonge, l’usure du pouvoir et l’amnésie démocratique.
Il y a dans la posture de Navin Ramgoolam quelque chose d’antique. Non pas tant par son âge ou son lignage – bien que les deux y contribuent – mais par cette manière qu’il a de porter seul le fardeau d’un pays fracturé. Depuis sa victoire électorale de novembre 2024, le chef du gouvernement, revenu aux affaires après dix ans de traversée du désert, incarne à nouveau cette figure paradoxale : celle du leader plébiscité, mais esseulé. «Je n’ai pas voulu imposer cette tâche ingrate à quelqu’un d’autre. J’ai les épaules assez larges pour les critiques à venir.» C’est ainsi qu’il a confié à l’express, à la veille du Budget 2025–2026, pourquoi il avait choisi de cumuler les fonctions de Premier ministre et de ministre des Finances.
Rarement un homme politique aura incarné aussi intensément la dialectique de l’effondrement et de la résurgence. En 2014, Navin Ramgoolam quitte le pouvoir dans la disgrâce; l’usure du pouvoir le terrasse. Dix ans plus tard, il revient porté par un raz-demarée électoral inédit : 60 sièges à zéro. Et pourtant, c’est dans le silence de la victoire qu’on perçoit déjà la solitude du chef. Un entourage politique disparate, une économie en ruine, des attentes populaires démesurées : Ramgoolam le sait, le triomphe n’est qu’un prélude.
Sa résilience a des allures de fatalité assumée. «J’ai dû faire preuve de patience. Ce retour, je ne le vis pas comme une revanche, mais comme une mission.» En cela, il rejoint la pensée de Hannah Arendt, pour qui le pouvoir cesse d’être partagé lorsqu’il devient absolu – et donc, profondément solitaire. Le pouvoir n’isole pas parce qu’on est seul ; on est seul parce que le pouvoir, dès qu’il devient vertical, n’admet plus la contradiction.
Le 6 juin 2025, dans l’hémicycle, Ramgoolam s’avance. Il tient à la main un Budget de rupture. Endettement à 91 % du PIB, déficit réel à 9,5 %, réserves exsangues. Il ne dissimule rien. Il ne promet rien. Il tranche. Il supprime, il taxe, il retarde des mesures populaires. Il choque. Il désoriente. Il est conspué. Et il encaisse.
La solitude de Ramgoolam n’est pas celle du gestionnaire sans alliés. Elle est celle du stratège qui sait que les vérités impopulaires ne peuvent être partagées. Machiavel, dans Le Prince, écrivait : «Il faut que le chef sache être seul dans le calcul, même s’il feint de consulter.» Ramgoolam consulte, mais décide seul. Il ne délègue pas les décisions les plus ingrates. Il les assume.
Il est conscient que l’accumulation des fonctions – Premier ministre et ministre des Finances – l’expose. Mais c’est un choix volontaire : il ne veut pas imposer à un autre la tempête qu’il a lui-même déclenchée, en désignant le mirage économique du régime précédent. Son diagnostic – une économie maquillée, des chiffres de croissance falsifiés, un Price Stabilisation Account à sec – ne souffre aucune ambiguïté. La réalité est brute. Il la nomme. Il l’affronte.
Il a retenu les leçons de 2014. Les flagorneurs d’hier, les affairistes d’État, les courtisans qui murmuraient à l’oreille du prince : tous ont été tenus à distance. Ramgoolam s’est entouré de figures discrètes, compétentes, fidèles, mais non invasives. Doreen Fong Weng-Poorun au PMO, Gavin Glover à l’Attorney General’s Office, Rama Sithanen à la Banque centrale, Suresh Seebaluck au cabinet : une architecture technocratique plus qu’idéologique. Ce n’est pas un retour du Ramgoolam d’avant. C’est une version épurée. L’homme d’État a remplacé le chef de clan.
Mais la solitude demeure, cette fois ancrée non dans la déchéance, mais dans la lucidité. «Je ne veux pas brouiller ma pensée politique par trop de voix autour de moi», confie-t-il à ses proches. Cette concentration de pouvoir inquiète. Elle intrigue. Elle rassure parfois. Elle rappelle que, même accompagné, un chef peut être seul. Et que cette solitude, quand elle est volontaire, devient une force.
La vérité, aujourd’hui, est comptable. Elle se lit dans les colonnes du Budget. Elle fait mal. Elle réveille Moody’s, le FMI, les marchés, mais surtout les citoyens, qui avaient cru aux promesses du Changement. Ramgoolam, dans un retournement qui serait comique s’il n’était tragique, devient l’homme qui doit dire non à ce qu’il avait promis.
Le 14ᵉ mois ? Reporté. La baisse des carburants ? Impraticable. Les allocations universelles ? À revoir. Le Budget 2025– 26 est un exercice de lucidité. Ramgoolam s’attaque à la structure même des dépenses publiques. Il ose toucher aux exonérations fiscales, aux privilèges fonciers, à la concentration bancaire. Il propose une révision des retraites, une réforme de la fiscalité, une rationalisation de l’État.
Mais il ne le fait pas dans l’enthousiasme. Il le fait dans l’épreuve. Il le fait comme on opère un malade, en sachant que l’anesthésie sera brève et que la douleur sera réelle.
Ce moment ramgoolamien est rare. Il conjugue la volonté de réparer avec l’humilité d’un homme qui connaît l’échec. Sa solitude est le prix de cette expérience. Elle n’est pas amère. Elle est méthodique. Elle lui permet de garder le cap, alors que les partis alliés, les médias, les ONG, les réseaux sociaux se divisent sur la direction prise.
Il est seul, comme le fut Lula au Brésil après la prison, comme le fut Nixon au moment de revenir. La solitude des grands retours n’est pas une punition, c’est une condition.
Mais c’est une solitude différente de celle d’un Bérenger, mentor sans ministère, ou d’un Jugnauth, retranché dans le silence. Elle est active. Elle est peuplée de doutes, de chiffres, de modèles, de rapports. Elle est traversée par une conscience historique. Ramgoolam ne gouverne pas pour le plaisir du pouvoir. Il gouverne pour laisser une trace. Un héritage. Une réparation.
«À quoi sert un État, sinon à réparer la vie ?» Cette phrase, prononcée en privé, condense sa philosophie actuelle. Pour Ramgoolam, l’État doit rééquilibrer. Il cite Piketty, il lit Kapuscinski, il consulte les avocats britanniques, il écoute les jeunes. Il ne veut plus faire rêver. Il veut faire tenir. C’est là sa solitude : être celui qui déchire le voile des illusions.
■ Le PM, seul dans la pénombre, entouré de dossiers.
Dans le projet africain qu’il relance, dans les réformes budgétaires qu’il propose, dans la restauration des institutions qu’il entreprend, Ramgoolam agit en stratège. Il sait que le rêve du changement est mort, mais que l’idée de transformation reste possible.
Il s’inspire de figures comme Anquetil, Rozemont ou Seeneevassen – non pour flatter la mémoire, mais pour restaurer une certaine dignité politique. Il revalorise le travail productif. Il veut réconcilier économie et éthique. Cela aussi, il le fait seul. Parce que cela ne se délègue pas.
Il faut imaginer Ramgoolam, tard le soir, relisant les critiques, écoutant les autres personnes et perspectives, méditant sur ses décisions. Il sait que la chute peut revenir. Il sait que la défiance peut gagner. Il sait que la presse peut se retourner, que les alliés peuvent trahir, que les électeurs peuvent oublier.
Mais il avance. Il trace sa ligne. Il temporise. Il tranche. Comme un lion, il rugit rarement, mais veille toujours. Il ne se disperse pas. Il ne se défend pas. Il construit.
Son Budget ne promet pas le paradis. Il tente d’éviter l’enfer. Il ne fait pas rêver. Il tente de réveiller. C’est un geste politique à contrecourant, un acte de courage dans un monde de démagogie.
Et dans ce geste se révèle toute sa solitude. Celle qui fait qu’au sommet du pouvoir, il n’y a pas d’écho. Il n’y a que la voix de l’Histoire, qui attend son verdict.
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